Dans les années 1930, le Docteur Barbet entreprit de prouver «scientifiquement» l’authenticité du Suaire de Turin. Une partie de sa thèse était la suivante : les traces de sang du suaire indiquent sans détour que le Christ a été cloué dans les poignets et non dans les mains – ce que l’on croyait jusqu’alors. Homme très pieux, voire bigot, soucieux jusqu’à l’obsession d’accorder sa foi avec sa raison scientifique, le docteur commence alors une série d’expériences anatomiques visant à démontrer sa thèse. Dès lors, et de son propre aveu, il a «vécu treize ans dans l’intimité des cadavres».
Dans les sous-sols de l'hôpital Saint-Joseph à Paris, il réalise des crucifixions, mesure l’angle des bras, des jambes, ampute, radiographie, dissèque… Tout au long de son livre La Passion selon le Chirurgien, publié en 1948, il explicite sa méthode : «Venant d’amputer un bras au tiers supérieur chez un homme vigoureux, j’ai planté mon clou carré de 8 millimètres de côté (clou de la passion) en pleine paume, dans le troisième espace. J’ai suspendu doucement au coude quarante kilos (moitié du poids d’un corps d’homme qui a près d’un mètre quatre-vingt). Après dix minutes, la plaie s’était étirée, le clou était au niveau des têtes métacarpiennes. J’ai provoqué alors une secousse très modérée de l’ensemble et j’ai vu le clou franchir brusquement le point de l’espace rétréci par les deux têtes métacarpiennes et déchirer largement la peau jusqu’à la commissure. Une deuxième secousse légère a arraché ce qui restait de peau».
Le reste est à l’avenant, le Docteur Barbet s’autorise toutes les hypothèses «scientifiques» à l’exception de celles qui seraient en contradiction avec le texte des «Écritures». Il conclut que les clous ont été plantés «en plein carpe» (os du poignet). Or, d’un point de vue ostéologique, le carpe fait bel et bien partie de la main. Cette découverte met en conformité – à sa grande satisfaction – la science anatomique et le canon évangélique qui stipule, par la bouche de Jésus s’adressant à Thomas : «Vide manus meas – Vois mes mains». Pour finir, le docteur affirme, à propos «du seul passage anatomique préformé, chemin naturel, où le clou passe facilement et où il est maintenu très solidement», que «c’est précisément là que le Linceul [de Turin] nous montre la trace du clou, là où un faussaire n’aurait jamais eu l’idée ni l’audace de le figurer». Le Suaire de Turin est donc authentique, CQFD.
Cette histoire me touche d’autant plus que le docteur Barbet était mon arrière grand-père et que le hasard le plus fortuit fait croiser nos chemins de Facteurs Cheval à la recherche du Palais Idéal ; d’un côté ses expérimentations morbides aux confins du croire religieux et du savoir scientifique ; de l’autre mes élucubrations circulaires autour du clou comme témoin de sa charge.