Andrea Mantegna, Partie centrale de la prédelle du rétable de San Zeno de Vérone, 1459, conservé au Musée du Louvre.
Pour tous les observateurs du christianisme, la crucifixion est un moment clé. Pour les croyants elle est une condition de la foi. (Jésus dit à l’incrédule Thomas Didyme qui demande à mettre ses doigts dans ses plaies pour y croire: «Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru !»). Pour les historiens elle est un élément de preuve important, si ce n’est le seul, de l’historicité de Jésus. En effet, dans le contexte du premier siècle en Palestine, la crucifixion était le plus infamant des supplices. Les premiers chrétiens étaient des juifs en train de se séparer du judaïsme et par conséquent contraints de se tourner vers les Romains pour les convertir. Difficile de les imaginer leur proposant d’adorer un crucifié (criminel et vaincu) s’ils n’y étaient pas obligés par une réalité historique indéniable, trop grosse pour être passée sous silence. «Ce que nous ne pouvons cacher, glorifions-le!» semblent s’être dit les rédacteurs des évangiles : «Non seulement nous ne dissimulerons pas la crucifixion de notre sauveur, mais nous en ferons le cœur même de notre liturgie, la condition de notre foi.»
Dans Corpus Christi (Éditions Mille et Une Nuit, 1997), Gérard Mordillat et Jérôme Prieur enquêtent sur la rédaction du texte des évangiles. Dans le chapitre consacré à la Crucifixion ils s’interrogent : «En règle générale, les condamnés [à la croix] devaient être liés. Pourquoi alors Jésus aurait-il été cloué aux pieds et aux mains comme l’indique ce passage où Thomas dit en parlant du ressuscité : “Si je ne vois pas la marque des clous dans ses mains, je ne le croirais pas”. Cela reflète-t-il un souvenir authentique qui singularise la mort de Jésus ou cela apparaît-il pour de toutes autres raisons?» Et un peu plus loin ils avancent une hypothèse : «Les évangélistes se devaient de montrer en quoi l’exécution de Jésus se distinguait de toutes les autres. Le clouage des pieds et des mains [contribue] à la singularisation de sa mort. À la fin du deuxième siècle, Tertullien attribuait à Jésus le monopole des clous : “Seul il fut crucifié de manière si remarquable”.»
Cette distinction est particulièrement mise en évidence par Mantegna dans sa Crucifixion: des trois suppliciés du Golgotha, seul Jésus est cloué.
En lui imposant le clou, c’est un surcroit de souffrance que lui ont prescrit les rédacteurs des évangiles, mais sans doute cherchaient-ils par cette distinction à confirmer le retournement à leur avantage de la folle contrainte historique que constitue la croix dans la biographie de leur sauveur. En quelque sorte, ils enfoncent le clou.