Les poteaux du Plateau

Le 15 juillet dernier, la Cour d’appel a rendu public un jugement qui invalide l’interdiction municipale montréalaise « d'inscrire un message, de coller ou d'agrafer une affiche ailleurs que sur une surface prévue à cette fin ». Le jugement stipule que cette réglementation viole la Charte canadienne des droits et libertés (d’expression en l’occurrence). Cette décision va dans le sens des revendications de la C.O.L.L.E. qui s’est faite la porte-parole de la culture indépendante de Montréal et de son attachement à la liberté d’affichage.



Je me demande si, du coup, la Ville de Montréal va continuer à « nettoyer » les poteaux bien situés ― nettoyage consistant à arracher les affiches et dont la particularité est de faire apparaître des générations de broches ayant servi à fixer des générations d’affiches. Ainsi, dans un même mouvement, l’arrachage met à nu l’accrochage et révèle la valeur quasi-patrimoniale de l’affichage sauvage.

Nous y voilà (24)


In Les marais du temps, de Franck Le Gall, p.5

Le clou du Capitaine Achab



Quelques 240 pages après que le lecteur ait convenu avec le narrateur de l’appeler Ismaël, une première mention est faite de la baleine blanche qui donne son nom au chef-d’œuvre d’Herman Melville. Et c’est Achab lui-même, le furieux capitaine du Pequod qui se charge des présentations. Au début du chapitre 36, alors que la fin du jour approche, il cale sa jambe de bois dans un trou du gaillard d’arrière et y convoque la totalité de son équipage pour cette harangue :

« Vous tous, les guetteurs, m’avez, plus d’une fois, entendu donner des ordres au sujet d’une baleine blanche. Regardez bien ! Vous voyez ce doublon ? et il éleva dans le soleil une large pièce d’or – il vaut seize dollars, les gars ! Vous le voyez bien ? Monsieur Starbuck passez-moi la masse, là-bas… Tandis que le second allait quérir le marteau, Achab, sans mot dire, frottait lentement la pièce d’or sur les pans de sa vareuse, comme pour en aviver l’éclat, en fredonnant à voix basse un air sans paroles, dont le son si étouffé, si indistinct semblait être le bourdonnement des rouages de sa vie intérieure. Prenant le marteau des mains de Starbuck, il marcha sur le grand mât, le marteau levé dans une main, brandissant de l’autre le doublon, et s’écria à voix forte : « Celui d’entre vous, les gars, qui me lèvera une baleine à tête blanche, au front ridé et à la mâchoire de travers, celui d’entre vous qui me lèvera cette baleine à tête blanche dont la nageoire de la queue est percée de trois trous à tribord – écoutez bien ! celui d’entre vous qui me lèvera cette baleine-là, celui-là aura cette pièce d’or, les enfants ! » – Hourra ! Hourra ! crièrent les marins en agitant leurs suroîts pour saluer le clouement au mât du doublon. »

S’ensuit une description de Moby dick et l’exposé du but véritable de l’expédition du Pequod : la vengeance du Capitaine Achab dont le cachalot blanc emporta jadis la jambe, l’obligeant à «se tenir debout sur un moignon mort». Quelque 250 pages plus loin, au chapitre 99, les membres de l’équipage soliloquent chacun à leur tour à propos du doublon, «isolé et sanctifié» sur son mât, révéré comme «l’emblème évocateur de la Baleine blanche». Pip, l’idiot du navire, à le dernier mot de cette ronde prophétique :

« Ce doublon-là, c’est le nombril du navire, et ils brûlent tous de le dévisser. Mais dévissez-vous le nombril, qu’en adviendra-t-il ? D’autre part, s’il reste en place, c’est laid aussi car, lorsque quelque chose est cloué au mât, c’est un signe qu’une affaire devient désespérée. Ah ! ah ! vieil Achab ! la Baleine blanche, elle te clouera! »

On sait que la folie d’Achab entrainera le Pequod et son équipage à leur perte. À la fin du roman, le cachalot coule le navire en le fracassant de son front puissant et emporte le capitaine dont le cou s’est retrouvé noué par la ligne d’un harpon. Ismaël, seul survivant de ce cataclysme assiste à l’engloutissement du navire :


« Mais tandis que les derniers tourbillons se refermaient sur la tête de l’Indien au grand mât, laissant encore émerger sa flèche ainsi que le penon qui flottait paisiblement de toute sa longueur, la dérision d’une coïncidence voulut qu’au-dessus des lames destructrices qui le touchaient presque, un bras rouge tenant un marteau sortit de l’eau et d’un geste large, se mit à clouer plus fort et toujours plus fort le drapeau à l’espar qui pointait encore. Un aigle de mer avait suivi, provoquant, la descente du grand mât loin de sa vraie demeure parmi les étoiles, harcelant Tashtego en piquant du bec le drapeau ; son aile se mit à battre entre le marteau et le bois et, sentant aussitôt ce frisson éthéré, le sauvage noyé, dans la convulsion de son agonie, le cloua. Ainsi l’oiseau du ciel au cri d’archange, le bec impérial levé, le corps captif du drapeau d’Achab, sombra avec son navire qui, tel Satan, ne descendit pas en enfer sans avoir entraîné à sa suite une vivante part de ciel pour s’en casquer.
»


Le premier clou lie le destin des hommes à celui du navire. La fortune recherchée par les marins est littéralement clouée au bois du grand mât au moment même ou est prononcé pour la première fois le nom de la baleine blanche. Quand les espoirs de fortune seront engloutis avec ceux qui les portent, c’est l’aile d’un aigle de mer qui sera pris pour un drapeau par le bras aveugle du païen Tashtego et clouée à son tour, sur la partie haute de ce même grand mât. Ces deux clous changent successivement le statut des objets qu’ils fixent : le doublon devient le blason qui inaugure la traque de la baleine et l’aigle de mer le triste étendard du naufrage qui la termine.