La fortune du clou

Tintin a fait un rêve dans lequel Tchang, victime d'une catastrophe aérienne en plein Himalaya, l'appelle à l'aide. Sans hésiter il se met en chemin pour aller sauver son ami. Il lui faudra traverser de terribles épreuves au terme desquelles il va réaliser cet exploit. Parmi ces épreuves il en est une, à la fois minuscule et mystérieuse, qui retient mon attention. Après une escale à New Dehli, les héros doivent se dépêcher de rejoindre l’aéroport s’ils ne veulent pas louper leur avion. Il s’installent dans un taxi dont le chauffeur leur assure qu'ils seront bientôt à l'aéroport, à moins dit-il, qu'ils ne «crèvent un pneu». Or, la vignette où figure cet énoncé, nous montre précisément un clou, la pointe vers le haut, sur la trajectoire du véhicule. Les choses semblent mal parties, mais dès la vignette suivante elles rentrent dans l’ordre : le taxi évite le clou.

Dans Le réel et son double, Clément Rosset livre une belle analyse de la mécanique funeste des littératures oraculaires : ce sont les tentatives pour se soustraire aux prophéties qui les réalisent. Œdipe se jette vers son destin en essayant d’y échapper. Dans la fable d’Ésope, le père, croyant soustraire son fils à son destin, l’y précipite. Je ne sais pas si on peut parler d’oracle à propos de la minuscule péripétie du clou dans Tintin au Tibet, mais d’une manière générale on peut dire de Tintin qu’il choisit délibérément d’ignorer les mises en garde ; son courage se nourrit de la magnifique surdité qu’il oppose aux prophètes de malheur qui tout au long du récit vouent à l’échec son entreprise de sauvetage. Dans ce contexte, je crois que le clou a une fonction de talisman : il figure le danger qu’on évite pour avoir su l’ignorer, non pas en surmontant sa peur, mais parce qu’à aucun moment on en a pris conscience.

Le clou d’Ésope


Dans une de ses Fables, Ésope raconte ceci :
«Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d'un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu'augmenter l'ennui du jeune homme. Un jour s'approchant du lion : "Mauvaise bête, s'écria-t-il, c'est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu'on m'a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire?" À ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l'œil du lion. Mais un clou s'enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s'étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n'être qu'un lion en peinture, n'en tua pas moins le jeune homme, à qui l'artifice de son père ne servit à rien.»

Dans cette histoire, le clou joue un rôle transitionnel entre le signifié (le danger du lion) et le signifiant (le lion peint sur un mur). Il transmet la dangerosité du lion réel à son avatar peint, supposé inoffensif. Mais dans un mouvement ironiquement croisé, c’est la matérialité même de l’idée qui est finalement fatale au fils. À moins que ce ne soit l’impossibilité psychotique de discerner entre la chose et l’idée de la chose qui le perde, dans une confusion sourde à la mise en garde de Gregory Bateson selon qui «l’idée de chien n’a jamais mordu personne».

Julien Leclou (L'argent de poche)



– Qu’est-ce qui se passe là-bas? demande l’infirmière.
– C’est Leclou qui veut pas se déshabiller! lui répond le cœur des enfants.
À la fin de L’argent de poche (François Truffaut, 1976), le jeune Julien Leclou est forcé de se déshabiller (de s’exposer), pour passer la visite médicale de son école. La maltraitance dont il est victime apparaît alors au grand jour et le film bascule vers son dénouement à la fois narratif et moral.



Comme le suggère le titre du film, l’argent de poche est à l’argent ce que l’enfance est à l’âge adulte : une petite valeur qui circule au milieu d’une plus grande. C’est également le sens que semble donner au film l’instituteur joué par Jean-François Stevenin quand il s’adresse aux élèves pour tenter de mettre en mots cette «même chose» à laquelle «tout le monde pense» : la découverte des blessures sur le corps de Julien Leclou, son (dé)placement en famille d’accueil et l’arrestation de ses parents maltraitants. Dans son discours il oppose les adultes qui ont la possibilité d’améliorer leur vie, «quand ils le veulent vraiment», aux enfants pour qui cet affranchissement est impossible, du fait même de leur non-conscience de ce qui les opprime. Ce constat est optimiste, mais sur un mode paradoxal : personne n’est condamné à souffrir … toute sa vie. Pour Julien, il admet que le mal dont il a été la victime s’est redoublé d’un enfermement dont il aura peine à sortir. Un peu plus tôt, il essayait de soulager la culpabilité de l’institutrice qui n’avait rien remarqué : «N’oubliez pas que le petit Leclou faisait tous ses efforts pour ne rien laisser paraître de ce qui se passait chez lui.» C’est cette invisibilité de la souffrance de Julien que combat le cinéma de Truffaut, tout entier solidaire des mots de l’instituteur.



Quand on découvre Julien au début du film, c’est par un lent traveling vertical, des pieds à la tête. Ce mouvement de caméra semble signifier (rétrospectivement) : voyez la force de cette vie qui pousse malgré tout. Immédiatement après cette présentation au spectateur, Julien est présenté aux élèves, et il reprend à son compte l’affirmation de cette force, en opposant l’évidence de son existence à l’incrédulité de son jeune voisin de pupitre :
– T’habites où?
– Vers les Mureaux
– Y’a pas de maisons là-bas!
– Bien sûr que si y’a des maisons, j’y habite!



Julien Leclou est le pivot de L’argent de poche. Il est la plante vénéneuse qui organise cette chronique des vies ordinaires autour du lent dévoilement de ce que personne ne veut voir. Ce n’est pas pour rien que le dernier plan du film dans lequel apparaît Julien est précisément celui où la femme médecin approche de sa poitrine un appareil qu’on suppose de radiographie et qui s’apparente beaucoup à un projecteur. Julien disparaît dans une sorte de mise en lumière à la fois attendue et redoutée.


Le clou de Chris Burden



À propos des objets qui subsistent de ses performances, l’artiste américain Chris Burden, parle de «reliques». Dans une interview accordée au magazine Artpress, il s’exprime ainsi :

«On peut réaliser une œuvre sans qu’il soit nécessaire qu’un objet lui soit associé. "Relique" est un mot lourd de sens, qui renvoie à la religion. Mais pour moi, les reliques n’étaient à l’origine qu’une pierre de touche. Je ne sais pas vraiment pourquoi je les ai conservées, sinon en tant que souvenirs. Ainsi des clous qui ont servi à me clouer à l’arrière d’une Volkswagen dans Trans-Fixed (1974). Je les ai gardés de nombreuses années avant de les exposer. Ils subsistent, mais pas l’objet primaire, qui était la performance, l’action … le concept!»

Ici encore le clou apparait comme objet ultime, l’instrument d’une aptitude obstinée de la matière à recueillir l’empreinte des affects – et à leur survivre.

Le clou de Georges Maciunas



Une des occurrence du martyre des pianos tel que l’ont à maintes reprises orchestré les membres de Fluxus. En lui clouant ses touches, Maciunas, avec l’air faux d’un vrai croque-mort, fait jouer sa dernière partition au piano. Il le cloue comme on cloue le couvercle d'un cercueil ou, pour le dire autrement, il lui cloue le bec.

Piano piece n˚13 for Nam June Paik (Carpenter’s Piano Piece)
Concert Fluxus au Fluxushall/fluxshop, New York (1964)