Tintin a fait un rêve dans lequel Tchang, victime d'une catastrophe aérienne en plein Himalaya, l'appelle à l'aide. Sans hésiter il se met en chemin pour aller sauver son ami. Il lui faudra traverser de terribles épreuves au terme desquelles il va réaliser cet exploit. Parmi ces épreuves il en est une, à la fois minuscule et mystérieuse, qui retient mon attention. Après une escale à New Dehli, les héros doivent se dépêcher de rejoindre l’aéroport s’ils ne veulent pas louper leur avion. Il s’installent dans un taxi dont le chauffeur leur assure qu'ils seront bientôt à l'aéroport, à moins dit-il, qu'ils ne «crèvent un pneu». Or, la vignette où figure cet énoncé, nous montre précisément un clou, la pointe vers le haut, sur la trajectoire du véhicule. Les choses semblent mal parties, mais dès la vignette suivante elles rentrent dans l’ordre : le taxi évite le clou.
Dans Le réel et son double, Clément Rosset livre une belle analyse de la mécanique funeste des littératures oraculaires : ce sont les tentatives pour se soustraire aux prophéties qui les réalisent. Œdipe se jette vers son destin en essayant d’y échapper. Dans la fable d’Ésope, le père, croyant soustraire son fils à son destin, l’y précipite. Je ne sais pas si on peut parler d’oracle à propos de la minuscule péripétie du clou dans Tintin au Tibet, mais d’une manière générale on peut dire de Tintin qu’il choisit délibérément d’ignorer les mises en garde ; son courage se nourrit de la magnifique surdité qu’il oppose aux prophètes de malheur qui tout au long du récit vouent à l’échec son entreprise de sauvetage. Dans ce contexte, je crois que le clou a une fonction de talisman : il figure le danger qu’on évite pour avoir su l’ignorer, non pas en surmontant sa peur, mais parce qu’à aucun moment on en a pris conscience.