Le style Tarantino

Un feedback (rétroaction) est une action en retour d’un effet sur le dispositif qui lui a donné naissance, et donc, ainsi, sur elle-même. Par exemple :
1 – Tarantino représente des bandits, mais il ne va pas poser sa caméra chez de vrais bandits (A), il les fabrique tels qu'il les imagine (B), il les stylise. Dans cet effort de stylisation (le dispositif), il a l'idée de leur faire tenir leurs révolvers à l'horizontale, plutôt qu'à la verticale.
2 – Cette rotation du poignet, justement parce qu'elle a du style est adoptée par les bandits qui se mettent à utiliser leurs pétards en imitant l'image qui les imite. Le style Tarantino créé une boucle rétroactive : la mafia inspire le cinéma qui la stylise et ce faisant la modifie dans la réalité.

Je me demande s'il existe d'autres boucles rétroactives de ce type dans l'histoire des représentations, d'autre exemples d'images qui modifient leur modèle?


Par ailleurs,
on dit d'un feedback qu'il est négatif quand il a tendance à affiner l'écart entre la source (Input) et son effet (Output). On donne souvent comme exemple de feedback négatif celui du tir au pistolet. Le tireur commence par rater sa cible; il observe et analyse son erreur pour corriger son tir, tire à nouveau en réduisant l'écart et ainsi de suite. On dit en revanche qu'un feedback est positif quand il a tendance à augmenter cet écart, comme dans le cas des espèces animales qui s'adaptent à un changement de leur milieu en modifiant leur comportement.
Or,
on apprend dans Gomorra, le livre de Roberto Saviano dont est tiré le cas du style Tarantino, que les tueurs de la mafia ne «savent plus tirer comme il faut!». Le témoin, un vétéran de la police scientifique napolitaine, y affirme : «Ils ne tirent plus avec le canon droit, mais tiennent toujours leur arme inclinée, presque à plat. Ils tirent comme dans les films, le pistolet de travers, c'est un désastre : ils touchent le bas ventre, l'aine et les jambes, ils blessent grièvement mais sans tuer». Nous sommes donc en présence des effets négatifs d'un feedback positif : les tueurs de la mafia s'adaptent au goût du jour en perfectionnant leur style, mais ils tirent de plus en plus mal!

Nous y voilà (19)


In Le repaire de Dame Échec de Vincent Giard et David Turgeon, Bagarre p. 131

Nous y voilà (18)


In Notes. 2 de Boulet, p. 71

Ma chanson leur a pas plu

En consultant les dossiers pédagogiques du centre Georges Pompidou, je suis tombé sur cette note :

«Dan Graham propose à Arts Magazine, pour son numéro de décembre-janvier 1966-67, une double page intitulée Homes for America composée d’un texte et de photographies. Quand le numéro paraît, la rédaction a substitué aux images de Dan Graham une photographie de Walker Evans. La maquette originale, reconstituée en 1970-71, forme ce que l’on considère comme "l’œuvre" Homes for America


Il y a quelque chose de familier entre cette mésaventure et celle qui m'est arrivée à la radio de Radio-Canada où j'étais invité le 15 juin dernier. J'ai vu dans cette invitation l'occasion de diffuser enfin Les Drapeaux de Buren. Tout semblait bien ficelé avec l'équipe de recherche, le mp3 posé sur la console et, quelques instants avant d'entrer en onde, nous convenons avec l'animateur de passer la chanson au milieu de l'entretien. Pendant une dizaine de minutes, on parle. Et puis il me remercie et puis c'est fini. À la trappe les Drapeaux, malgré mes protestations. J'étais déçu. Je m'étais dit qu'il y avait quelque chose d'intéressant dans le parcours de cette pièce qui n'arrive pas à trouver une visibilité dans le champ de l'art et qui allait se retrouver diffusée sur un média grand public. Je me disais que le jeu de miroirs entre art consacré et art populaire qu'elle propose en sortirait renforcé, et que le beau bizarre est encore plus bizarre dans un endroit où on ne s'attend pas à trouver du bizarre.

Avant l'émission, quand j'avais proposé qu'on diffuse ma pièce, je m'étais souvenu de Dan Graham et de ses achats d'espaces de publicité dans des magazines pour diffuser son travail. Cependant c'est la version officielle que je connaissais, celle où l'artiste se joue des malentendus et non celle où les malentendus se jouent de l'artiste. La découverte après coup de la publication contrariée de Homes for America m'aide à supporter mes propres contrariétés. Le conformisme des mass média est une machine puissante, même pour Dan Graham. Et puis l'anecdote a finalement tourné à son avantage, la substitution involontaire ayant installé sa proposition de part et d'autre de la frontière entre art et non-art, l'objet même qu'il cherchait à cerner.

En étant finalement déprogrammés, les Drapeaux ne font quant à eux pas apparaître grand chose, mais l'histoire n'est peut-être pas terminée ...