Chère Marie-Hélène,
Chère Mirna,
Au mois de septembre
2019, nous préparions ensemble Les maitres du monde sont des gens à la
Galerie UQO. À l'époque, je présentais l'exposition comme une invitation
à réfléchir à cette phrase fétiche : pourquoi est-il plus facile
d'imaginer la fin du monde plutôt que la fin du capitalisme ? J'y
confrontais des images de richesse et de désastre. Des croisières qui
s'amusent et d'autres qui ne s'amusent plus. Le naufrage de lourds
bateaux dont la coque basculait inexorablement dans une mer bitumineuse.
Six mois plus tard, et bien que les bateaux de croisière aient joué un
rôle non négligeable dans la propagation pandémique, nous vivons un
basculement qui ne ressemble en rien au déluge de l'exposition, sinon
pour l'espèce de rapide lenteur avec laquelle il se déploie.
On
parle beaucoup de l'après-crise, de notre hâte à un improbable retour à
la normale, alors même qu'on est tellement dedans, englués dans un
présent qui a rarement été aussi visqueux. Toute proportion gardée, cela
me fait penser aux récits de celles et ceux qui ont vécu en temps de
guerre et qui témoignent d'une temporalité suspendue, indéfinie,
épaisse. On sait que c'est bien pire pour d'autres, et on baisse les
yeux, en espérant être épargné. L'horizon est le bout de la rue, le jour
d'après un pays lointain dont on n'attend plus de nouvelles.
Le
présent est en latence. François Truffaut faisait dire au cinéaste
qu'il interprète dans La nuit américaine que « les films sont plus
harmonieux que la vie. Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, pas
de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme
des trains dans la nuit. » Le moment que nous sommes en train de vivre
est tout l'inverse de cette accélération lucide et jouissive. Nous le
vivons dans une confusion immobile, dans l'ignorance de ce qui se passe
vraiment, c'est-à-dire de la manière dont l'histoire nous dira ce qui
s'est passé et combien de temps cela aura duré.
Bien sûr, on
sait ce qui se passe. On réalise par exemple que la souveraineté d'un
pays c'est sa capacité à produire et stocker des masques. Ce que l'on ne
voit pas bien, en revanche, c'est tout ce qui se met en place dans
l'urgence, et qu'il sera très difficile de défaire (par exemple
l'extension de l'empire numérique), et toutes les formes de vie en train
de se défaire qui ne reviendront peut-être pas. Quand je flippe
vraiment je me demande : y aura-t-il encore des livres ? Encore des
expos ? Va-t-on recommencer à se toucher, fêter, s'embrasser ?
Si
j'ai bien compris son hypothèse, pour Anna Lowenhaupt Tsing, les ruines
sont autant une opportunité qu'un désastre. Une sorte d'image
dialectique aurait dit Walter Benjamin. J'ai commandé le livre au Port
de tête, j'ai hâte de le lire. Ma gratitude va toujours aux artistes et
aux autrices qui changent mon pessimisme angoissé en optimisme de
bataille, comme on change l'eau en vin, dans des verres dont on se fout
un peu de savoir s'ils sont à moitié vides ou à moitié pleins.
Je vous embrasse,Clément