Le clou d’Ésope


Dans une de ses Fables, Ésope raconte ceci :
«Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d'un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu'augmenter l'ennui du jeune homme. Un jour s'approchant du lion : "Mauvaise bête, s'écria-t-il, c'est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu'on m'a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire?" À ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l'œil du lion. Mais un clou s'enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s'étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n'être qu'un lion en peinture, n'en tua pas moins le jeune homme, à qui l'artifice de son père ne servit à rien.»

Dans cette histoire, le clou joue un rôle transitionnel entre le signifié (le danger du lion) et le signifiant (le lion peint sur un mur). Il transmet la dangerosité du lion réel à son avatar peint, supposé inoffensif. Mais dans un mouvement ironiquement croisé, c’est la matérialité même de l’idée qui est finalement fatale au fils. À moins que ce ne soit l’impossibilité psychotique de discerner entre la chose et l’idée de la chose qui le perde, dans une confusion sourde à la mise en garde de Gregory Bateson selon qui «l’idée de chien n’a jamais mordu personne».