Laisser un vide

Combien de temps après que l’on s’en soit levé, la place sur laquelle on était assis dans l’autobus est-elle encore la nôtre?

La vie n’a pas de sens mais nous travaillons sans cesse à lui en donner. Cette entreprise quotidienne est sans doute la meilleure façon que nous ayons d’oublier qu’elle (la vie) n’en a pas (de sens). En nous fixant des millions de buts à atteindre, en évoluant de micro-objectifs en grandes satisfactions, nous restons concentrés, afin de ne pas nous écarter d’un grand axe, à la fois précis et nébuleux, qui nous tient lieu de projet biographique. Une grande part de l’écriture de ce projet est consacrée à occuper des places, réelles ou symboliques, on dit aussi des postes, des rôles, des genres, voir des poses. Le type de place sur laquelle j’ai choisi de m’interroger – la place dans l’autobus – est par nature transitoire et anonyme. Elle peut sembler anecdotique, voire négligeable. Elle n’en est pas moins signifiante à mes yeux car elle ouvre sur un type d’espace non conventionnel, insoupçonné.

Il y a des questions qui existent en dehors de l’espace de leur propre réponse, en ce sens qu’elles ne sont pas des « réponses inversées ». La question de la place dans l’autobus est de cette nature : elle donne accès à ce type d’espace – situé entre la question et la réponse – qu’un exercice assidu de la rationalité nous fait parfois traverser trop vite. Attardons-nous : avant d’être rendue à sa vacance initiale, la place qu’on abandonne dans l’autobus semble flotter quelque temps dans une cruciale indétermination. Est-il possible de prélever ce moment de grâce pendant lequel une place n’est à personne, au beau milieu d’un continuum dont les limites seraient la vacance et l’occupation ?