Vitrines

Le 11 mars 1977, lors d'un assaut mené contre l'université de Bologne occupée par les étudiants en grève, la police italienne tue Francesco Lorusso, un militant de Lotta continua. «La ville devait se souvenir de ce jour» raconte Franco Berardi, ancien animateur de Radio Alice. Il se souvient que le 12 mars, parce qu'«ils ne voulaient pas répondre au sang par le sang», 10 000 manifestants rendent hommage à leur camarade assassiné en détruisant de façon systématique toutes les vitrines de la ville. Cet évènement est connu comme «l'opération vetrina». (La municipalité communiste de Bologne était alors considérée comme la «vitrine du socialisme à visage humain», honni par les mouvements gauchistes.)

Vingt et un ans plus tard, je n'avais pas connaissance de cet épisode historique quand j'ai entrepris à Milan l'action Lavaggio vetrina. Je me souviens qu'à mes yeux d'alors, devant les vitrines des galeries d'art, ces frontières invisibles «qui laissent passer les regards mais pas les corps», la seule alternative possible était de «les briser ou bien les laver». J'avais choisi la deuxième option, plus conforme selon moi à ce que j'essayais de montrer de la violence des barrières symboliques.


Bien que ce ne soit qu'une coïncidence, je ne peux m'empêcher de voir rétrospectivement le dessin d'une filiation possible entre ces deux histoires qui mettent en perspective un decrescendo dans le recours à la violence symbolique : casser plutôt que tuer en 1977; laver plutôt que casser en 1998.

Barcelona



Merci à Stéphanie pour le modèle.

Nous y voilà (13)


Les «Nous y voilà» que je glane au fil de mes lectures de bande-dessinée sont devenus des rendez-vous programmés à mon insu, une cartographie secrète qui dévoile au fur et à mesure un dessin qui l'excède. Tous ces personnages issus de récits et d'univers graphiques autonomes coïncident en ce point magique où l'on se murmure à soi même, en détachant nettement les mots : «Nous y voilà».
Celui-ci est tiré de l'extraordinaire Séquelles de Hugues Micol, publié chez Cornelius.

Moine captchiste

Je trouve des captcha sur Internet et je les copie.



Comme leur résolution bitmap est très basse je dois les réinterpréter et prendre des décisions de créateur de caractères typographiques (épaisseur et hauteur des fûts, forme des empattements, courbes, etc.). Cette pratique puise aux fondements du dessin vecoriel et de son logiciel phare, avec lequel je les redessine.

En essayant de trouver la logique graphique de ces formes générées par une machine pour en tromper une autre, je fais valoir mes qualités d’humain là où elles sont inutiles. J’insère un bouffon dans un univers de contrôle. Je prends au pied de la lettre l’acronyme Captcha et le retourne comme un gant. Là ou il faut se contenter de saisir au clavier les lettres déformées que l’on déchiffre à l’écran pour accéder au suivant, je décide de m’arrêter pour les recopier. Ce faisant, je me trompe volontairement de niveau d’authentification. En recopiant je considère la forme des lettres plutôt que de les lire. Cette position d’analphabête naturaliste me semble la seule possible devant ces mots sans sens, ces signifiants qui ne renvoient à aucun signifiés. Elle est la sincère expression du désaroi de la raison devant ce petit scandale sémantique.



Mais une fois que je les ai extrait du système, que je les ai recopié et que je les regarde à nouveau, je ne peux que me rendre à l’évidence : une succession de lettres est un mot. Et ces mots ont ceci de fascinant qu’ils sont une matière d’écriture pure. Ils ne décrivent pas d’idée ni de discours, ne rendent aucun compte au sens.



Si ce qui les fonde est un protocole d’échange utilitaire et sophistiqué, une fois extraits de leurs contexte, il sont comme des graffitis orphelins qui défient l’autorité du langage à dire le vrai.
Leur mutisme un peu borné, leur incapacité à faire du sens malgré qu’on les déchiffre, renvoie à un certain « degré zéro de l’écriture ». Inarticulés mais prononçables, ils ne sont pas des borborygmes préhistoriques, mais des singeries presques parfaites de notre langage abouti. Ils sont troublants parce que presque pareils, irritants dans leur proximité nonchalante.


Gros plan



New York


J’ai commencé cette série en dessinant des structures pour enfants telles qu’on les trouve dans les parcs publics à Montréal. Je prends maintenant pour modèle des structures en tout point identiques ailleurs dans le monde (Kuala Lumpur, New York). L'alternance graphique de ces petites constructions avec les palais désertés de l’utopie moderne du Montréal des années glorieuses révèle un nouveau style international qui m’intrigue.
Merci à Marc pour le modèle.

Pont des soupirs


Entre deux ailes de l'hôpital Sainte-Justine à Montréal

Le clou de Baldessari

John Baldessari, l'artiste qui avait fait promettre à ses étudiants du Nova Scotia College of Art and Design de ne plus faire d'art ennuyeux (tout en les soumettant à la double contrainte de répéter indéfiniment cette injonction), a lui aussi travaillé l'idée du clou qui fixe l'œuvre au mur comme fondement de sa valeur. En 1972, dans Ingres and other Parables, il soumet un tableau peu connu (je souligne) de Ingres à un processus de réduction - comme on dit d'un bouillon ou d'une sauce - dont il ne reste, à la fin, que le clou.

Le clou de la Joconde


Dans une émission de radio de 1954 (rediffusée cette semaine par France Culture) Sacha Guitry raconte cette anecdote :

[Le 21 août 1911] un homme a volé la Joconde. Il l'a décrochée ; il l'a enveloppée dans une couverture ; il l'a mise sous son bras et passant devant les gardiens qui veillent aux barrières du Louvre, il a dit simplement : «Pour la restauration», et il l'a emportée chez lui ; et il ne l'a montrée à personne ; et pendant des semaines il s'en est délecté. La Joconde avait disparu. Le bruit s'en répandit dans le monde entier et il s'est passé alors une chose extraordinaire. Il a fallu organiser au Louvre un service d'ordre pour endiguer la foule innombrable des visiteurs qui venaient pour regarder le clou auquel pendant des siècles avait été accrochée la Joconde. On me l'avait dit, je ne voulais pas le croire, et moi-même j'y suis allé : c'était vrai ! J'ai questionné l'un des gardiens : «Et tous les jours il y a autant de monde que cela?» Et le gardien m'a répondu : «Mais Monsieur c'est à ne pas croire! Elle a beaucoup plus de visiteurs en ce moment qu'elle n'en avait quand elle était là.»