La galère portugaise



Dans son recueil de chroniques Le sourire du flamant rose, sous-titré Réflexions sur l’histoire naturelle, Stephen Jay Gould aborde la question des délimitations dans la nature en exposant le cas de la galère portugaise. Également connue sous le nom de physalie, cette cousine de la méduse fait partie de la famille des siphonophores. Depuis qu’on la connaît, cette catégorie du vivant pose le problème suivant aux naturalistes : sont-ils des organismes (comme par exemple l’homme) ou bien des colonies (comme par exemple la fourmilière)? Aux tenants de l’une et l’autre interprétation, Stephen Jay Gould oppose un doute quant au bien-fondé de la question : « La nature se présente parfois à nous sous la forme de continuums et non d’objets distincts aux délimitations précises. […] À mi-chemin entre la colonie et l’individu, au milieu de ce continuum […], nous découvrirons certainement des systèmes ambigus, que nous ne parviendrons pas à classer – et cette impossibilité sera l’expression non pas des limites de notre connaissance, mais simplement d’une propriété de la nature. […] Les siphonophores sont-ils des organismes ou des colonies ? Ni l’un ni l’autre et les deux à la fois. Ils se situent au milieu d’un continuum dont les deux extrêmes se transforment progressivement l’un en l’autre. »



Les siphonophores vivent dans les mers chaudes et tempérées, c'est-à-dire que leur milieu naturel est l’eau tiède. L’eau tiède se situe elle-même au milieu d’un continuum : la transformation de l’eau chaude en eau froide (ou l’inverse). Ainsi l’irréductible flou entourant la définition des siphonophores est-il comparable au milieu dans lequel ils baignent : dans les deux cas nous avons affaire à la photographie provisoire d’une transition progressive.



Les planches qui accompagnent ce billet sont tirées de l’ouvrage Kunstformen der Natur (Formes artistiques de la nature, 1904). Son auteur, Ernst Haekel (1834-1919), biologiste allemand a participé à la célèbre expédition océanographique du HMS Challenger (1873-76). Cette mission a donné son nom, quelque cent ans plus tard, à la non moins célèbre navette spatiale américaine. J' y reviendrai.